Outel Bono, l’opposant tchadien assassiné à Paris en 1973 (1/2)


Le 26 août 1973, l’opposant tchadien Outel Bono était assassiné à Paris. En dépit de révélations venues du Tchad, puis de l’identification par les enquêteurs d’un suspect, la procédure s’est terminée par un non-lieu en avril 1982. À l’occasion du 50e anniversaire de son décès, RFI et France 24 ont reconstitué, sur la base d’archives, parfois inédites, de témoignages et de travaux de chercheurs le fil de cette affaire. Dans ce premier volet, nous revenons sur le portrait de cet opposant gênant.

En ce dimanche matin du 26 août 1973 à Paris, 15 °C s’affichent au thermomètre. Une bouffée d’air frais après un début de mois d’août étouffant dans la capitale. Il est 9 h 25, et en cette veille de dernière semaine des “grandes vacances”, les rues sont quasi-vides. Quasi, car un homme sort d’un immeuble situé au 39 rue Sedaine, non loin de la place de la Bastille, lieu symbolique de la Révolution française. Il marche en direction de la rue de la Roquette et ouvre la portière d’une Citroën DS 21 stationnée au 82, près de la synagogue. Il s’installe, prêt à démarrer. Mais soudainement un autre homme apparaît. Armé d’un pistolet, il tire deux balles de 9 mm à bout portant. Deux bruits assourdissants au point de réveiller le voisinage. Le tireur court vers sa Citroën 2 CV garée au numéro 90 de la rue, démarre et prend à vive allure le passage Charles Dallory en sens interdit puis disparait dans la nature.

Les rares témoins auditionnés par la police parlent d’un homme blanc d’un mètre soixante-dix. Quant à l’homme ciblé par cet assassinat, il est très rapidement identifié. Son nom : le Dr Outel Bono. Un médecin d’origine tchadienne qui, ces dernières années, avait troqué sa blouse blanche pour enfiler le costume d’opposant politique en exil.

Hasard troublant du calendrier, le lendemain de l’assassinat devait s’ouvrir le congrès du nouveau parti unique souhaité par François Tombalbaye, alors président du Tchad. Outel Bono, venait de transmettre à la presse un petit livret de 31 pages à la couverture rouge intitulé “Mouvement Démocratique de Rénovation Tchadienne, MDRT”. C’était le manifeste de son nouveau parti d’opposition.

Un assassinat politique dans les rues de Paris. Comme une impression de “déjà vu” huit ans après l’affaire Ben Barka, qui continue de hanter l’opinion publique française.

Qui était Outel Bono ?

Né en 1934 à Fort-Archambault (aujourd’hui Sarh) dans le sud du Tchad, Outel Bono arrive en France en 1945 à l’âge de 11 ans. Il suit de brillantes études secondaires de Bordeaux à Périgueux, en passant par Cahors. C’est dans cette ville qu’il rencontre, en 1952, Nadine Dauch. Sept ans plus tard elle l’épousera pour devenir Nadine Bono. Trois enfants naîtront de cette union : Mariame, Daimane et Tarik. Entre-temps, en 1953, il est admis à la faculté de médecine de Toulouse. Très vite, Outel milite à la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). Cette association était autant un syndicat étudiant, qui pouvait aider à obtenir une bourse ou un logement, qu’un cercle de réflexion politique sur l’avenir de l’Afrique, à une époque où le terme “décolonisation” n’est plus tabou. La débâcle française à Dien Bien Phu en Indochine, puis le combat du FLN pour libérer l’Algérie du joug colonial français provoque l’admiration chez ces étudiants “indépendantistes”.

Dans le milieu universitaire, Outel se distingue très vite par ses discours et ses prises de position nationalistes. Au point où ses camarades le pensent étudiant en sciences politiques plutôt qu’en médecine. En 1957, il adhère au Parti africain de l’indépendance (PAI), peu avant de rentrer en vacances au Tchad. Alors que la décolonisation est de plus en plus inéluctable, il va dans plusieurs villes, multiplie les conférences pour sensibiliser le peuple. Ce jeune étudiant en médecine commence à gêner l’administration coloniale française.

Entre 1959 et 1961, Outel effectue son internat à Sousse, en Tunisie. Il nouera des contacts avec des nationalistes algériens auxquels il voue une admiration sans pareil. Durant cette période, le jeune médecin fera un “pèlerinage” en Chine avec la FEANF et restera marqué par l’expérience maoïste qu’il estime un exemple à suivre pour l’Afrique. De là à le ranger du côté communiste ? Alors que la guerre froide bat son plein dans un monde bipolaire, la “contagion rouge” hante les pays du bloc occidental, y compris dans leur futures ex-colonies d’Afrique. En attendant, Outel n’oublie pas qu’il est avant tout médecin et veut servir son pays.

Deux ans après l’indépendance du Tchad, le 11 août 1960, il est le premier médecin tchadien diplômé en France à rentrer au pays, le 1er août 1962. Le deuxième arrivera huit jours plus tard. Tous deux travaillent à l’hôpital central de Fort-Lamy (aujourd’hui N’Djamena) mais sont très vite confrontés au mépris et au racisme des médecins militaires français. Face aux menaces des deux diplômés de travailler à leur compte, ils sont intégrés par décret à la fonction publique le 20 février 1963.

Côté politique, les “Jeunes Turcs” (diplômés rentrés de France) dont il fait partie, sont appelés par le président Tombalbaye à préparer le congrès de Fort-Archambault de janvier 1963. Parmi ces “Jeunes Turcs” figure un certain Georges Diguimbaye avec qui il nouera des liens jusqu’à son assassinat. Ce congrès doit permettre au “père de l’indépendance” de transformer son Parti progressiste tchadien (PPT) en parti unique, alors qu’Outel rêverait d’un “parti de l’unité”. Il comprend vite qu’il a été manipulé. C’est la première divergence entre le président et le médecin.

Deux mois plus tard, le 24 mars 1963, Outel Bono est arrêté pour “complot”. Il est condamné à mort à la suite d’une parodie de procès à huis clos, où aucune preuve contre lui n’est apportée. Son épouse Nadine alerte l’opinion internationale et mène une campagne avec le Parti communiste français. Sa peine est commuée en détention à perpétuité avant qu’il ne soit finalement libéré en 1965 à l’occasion du 5e anniversaire de l’indépendance. Durant les années suivantes, Outel Bono exerce à temps plein sa profession de médecin. Transféré à Abéché, il a toujours la politique dans un coin de la tête, alors qu’une rébellion commence à prendre forme sur place. Selon Saleh Kebzabo, actuel Premier ministre tchadien et ancien compagnon d’Outel Bono, le médecin essaiera en vain de rentrer en contact avec les rebelles.

En juin 1969, il est de nouveau arrêté et condamné à cinq ans d’emprisonnement pour “diffamation, propos excitant à la sédition, atteinte à la sureté intérieure et extérieure de l’État”. Son tort ? Avoir tenu des propos questionnant le niveau de vie du paysan tchadien. “Chaque année, on nous apprend que le prix du coton augmente… Il serait plutôt intéressant de savoir si, dans le même temps, le niveau de vie du paysan connaît cette hausse…” (Source : Saleh Kebzabo, Le Dr Bono ne gênera plus, Jeune Afrique numéro 662)

Le médecin ne se privait pas d’ausculter son pays. L’année “1969, coïncidait avec la fin du mandat de Tombalbaye. Outel nous encourageait à faire de l’activisme politique. On faisait des conférences publiques sur les problèmes contemporains du Tchad”, se souvient Saleh Kebzabo.

Trois mois plus tard, il est de nouveau libéré et renfile sa blouse de médecin fonctionnaire. L’année 1969, une année charnière pour le Tchad. Cela fait plusieurs années qu’une rébellion prend forme dans l’est et le nord du pays. Son nom : le Frolinat, Front de libération nationale du Tchad. Le régime de Tombalbaye est acculé et fait appel à la France. C’est l’opération “Limousin”. Une opération militaire qui durera officiellement trois ans. Son but : stopper l’avancée de la menace rebelle. Outel Bono marque très vite ses divergences avec ce groupe armé à qui il reproche des exactions dans des villages. En juillet 1972, il rentre en France, rejoint quelques mois plus tard par sa famille. À ce moment-là, il ignore qu’il ne reviendra plus jamais au Tchad alors qu’à N’Djamena on murmure qu’il pourrait prendre la direction du Frolinat. Des rumeurs qui le font sourire.

En 1970, Outel Bono s’exprime sur la situation politique du Tchad
outel bono
outel bono © FRANCE 24

Il suit des cours de recyclage à la Pitié Salpêtrière, sous la direction du Professeur Gentilini. Insuffisant pour éloigner les soupçons qui pèsent sur lui au Tchad. Alors que sa femme Nadine et ses enfants y retournent en septembre pour la rentrée des classes, elle est interrogée par les autorités. “À mon arrivée au Tchad, il m’a été demandé des explications sur l’absence de mon mari. J’ai répondu qu’il avait pris sur lui la décision de rester en France. Je suis donc restée séparée de mon mari pendant l’année scolaire. Je suis rentrée en France le 13 juin 1973. Mon mari et moi n’avions plus l’intention de retourner au Tchad”, explique-t-elle, lors de son audition par la police au lendemain de l’assassinat de son mari.

Une troisième voie entre Tombalbaye et le Frolinat

À Paris, Outel Bono “sèche” de plus en plus ses cours de recyclage, selon le témoignage d’un de ses camarades. Le pouvoir tchadien vacillant a toutes les raisons de s’inquiéter. En plus de la rébellion du Frolinat, une nouvelle opposition se forme dans la capitale française. Un jour, lors d’une discussion avec son ami Saleh Kebzabo, il lui fait part de ses ambitions. “Il m’explique qu’il veut créer un parti d’opposition. Ici à Paris. Il y a certes le Frolinat mais la lutte armée et l’idéologie islamiste n’étaient pas sa tasse de thé. Il voulait créer une troisième voie entre Tombalbaye et le Frolinat” se souvient-il. Convaincus par son projet politique, plusieurs compatriotes se joignent à lui, parmi lesquels Julien Maraby et Georges Diguimbaye. Au même moment apparaît un certain Henri Bayonne. C’est Diguimbaye qui fait entrer ce Français dans leur cercle politique. Bayonne est un ancien du Bureau central du renseignement et d’action (BCRA), les services secrets de la France libre. Très vite ce nouveau venu se montre très impliqué dans le projet politique d’Outel Bono. Il ne le lâche plus d’une semelle. Bayonne devient incontournable. “J’ai rencontré plusieurs fois Henri Bayonne chez Outel. Il participait à nos réunions. Outel avait en lui une confiance aveugle. Bayonne nous conseillait. C’était un genre de conseiller stratégique. Très avenant avec nous”, se remémore Saleh Kebzabo.

Le temps passe, les réunions s’enchaînent. L’objectif : structurer au plus vite ce nouveau parti d’opposition. Son nom : le Mouvement démocratique de rénovation tchadienne (MDRT). Son programme politique ? Il est imprimé dans un petit livre rouge (ça ne s’invente pas…) de 31 pages.

Il raconte l’histoire politique, économique et sociale du Tchad depuis 1960 en dénonçant les “rivalités tribalistes” ou encore la “domination étrangère”. Outel clarifie sa position vis-à-vis de tous ceux qui lui prêtaient une quelconque sympathie envers le Frolinat : “Une organisation dont la lutte armée est le principe de base, ne peut pas se passer des masses qu’elle doit pénétrer, organiser et mobiliser voire éduquer dans une perspective de libération révolutionnaire. Or le Frolinat s’ingénie à spéculer sur les disparités économiques et sociales héritées de la colonisation”.

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Il termine le manifeste en invitant les tchadiens à rejoindre le MDRT avec ces mots “VIVE LA IIe RÉPUBLIQUE DU TCHAD”. Lors de son audition par la police, Nadine Bono révèlera qu’il existe une version du manifeste du MDRT qui a été tapée par Bayonne sur sa propre machine à écrire.

Le vendredi 24 août, le manifeste est distribué aux médias, avant la tenue d’une conférence de presse, lundi 27 août, pour présenter le nouveau parti d’opposition. Entre-temps, le samedi 25 août, Outel Bono se rend vers 16 h à l’Isle Adam dans le Val-d’Oise, lieu de résidence du couple Bayonne. Signe de plus que les deux hommes deviennent inséparables. Le groupe qui porte le nouveau parti doit se retrouver le lendemain pour préparer une conférence de presse. Dimanche 26 août matin, lorsque Saleh Kebzabo, alors journaliste, sort de son logement situé à Valenton dans le Val-de-Marne, il est tout excité à l’idée de finaliser ces préparatifs. “Le dimanche, on avait rendez-vous à 10 h à Antony, à la Cité universitaire, chez Julien Maraby avec d’autres camarades. J’ai dit à Outel de venir me chercher à la gare d’Antony” raconte Saleh Kebzabo. Outel ne viendra jamais. “À 10 h, Outel n’est pas là. Le retard n’est pas dans ses habitudes. A 11 h, je décide de les retrouver à Antony. Personne n’a de nouvelles d’Outel”. À 15 h, le journaliste décide alors de rentrer chez lui lorsqu’un ami tchadien l’apostrophe depuis son balcon : “Outel a été buté, RTL l’a annoncé”. Effondré, il ne veut pas y croire. Jusqu’à ce coup de fil… “Dès le lendemain, je reçois une convocation de la police judiciaire”.

 

 

 

 

AVEC France 24


IZINDI NKURU

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